« Apprécier le chemin, pas seulement la destination » ce n’est pas juste une posture intérieure. C’est aussi une organisation différente de sa vision du monde, de son temps, et de soi-même.
Dans l’article « Pourquoi est-il si difficile de reconnaître ses victoires ?« , je parlais de notre difficulté à faire pause, à célébrer, à observer tout ce qui a déjà été accompli.
Cette suite est une invitation à aller plus loin : apprendre à construire un chemin visible, structuré et habitable.
Comment réapprendre ce que notre « petit nous » n’a jamais su faire ?
Quand j’étais petite, j’étais incapable de rester en place après avoir fini une activité et j’ai l’impression que pour mes fils, la fin de l’activité n’était pas encore arrivée 😉
- Une histoire lue ! « On fait quoi maintenant ? »
- Un dessin terminé ! « Et après ? »
- Un anniversaire passé ! « C’est quand le prochain ? »
J’étais déjà dans le mouvement d’après, alors que le moment présent n’était même pas tout à fait terminé.
Et cette petite moi n’a pas disparu. J’ai simplement grandi. Elle s’est habillée d’ambition, de responsabilités, de to-do lists bien rangées. Elle est toujours là, juste plus discrète. Plus adulte dans sa manière de courir.
Partie 1 – Le syndrome du “et après ?”
Nous sommes des versions adultes de cette impatience originelle. Il n’y a, en réalité, aucune surprise à ce que l’on peine à savourer ce que l’on est en train de vivre.
Et pourtant, cette agitation permanente laisse un goût d’inachevé. Une sensation étrange d’être toujours en chemin… sans jamais s’arrêter pour regarder le paysage.
Cela crée des tensions bien connues :
- La peur de perdre de vue ses objectifs si l’on s’ancre trop dans le présent
- L’angoisse de ne jamais atteindre ses buts si l’on ne reste pas focalisé sur la ligne d’arrivée.
Et en miroir, des frustrations tenaces :
- Celle d’attendre le prochain grand moment, en passant à côté de tout le reste.
- Celle de courir après des résultats, sans jamais prendre le temps de savourer le travail accompli.
1.1. L’illusion du “grand moment”
C’est un piège courant : croire qu’un jour, on ressentira enfin cette satisfaction profonde, cette sérénité stable, ce “ça y est”. Comme une ligne d’arrivée qui, une fois franchie, nous rendrait pleins.
Mais ce moment parfait, ce sommet tant attendu, existe rarement sous la forme qu’on imagine. On y arrive souvent fatigué. Pressé par le suivant. Ou déçu. Parce que l’instant en lui-même ne suffit jamais à combler les mois, voire les années, de tension accumulée.
Ce n’est pas une fatalité. C’est une habitude. Une manière de fonctionner que l’on peut questionner. Et transformer.
1.2. Apprendre à savourer le processus
Et si apprendre à apprécier le chemin, pas seulement la destination, devenait un nouvel art de vivre professionnel ? Apprécier le chemin ne veut pas dire renoncer à la destination. Cela veut simplement dire habiter chaque étape, au lieu de la traverser en apnée.
Mais cela s’apprend. Et comme tout apprentissage, cela demande :
- de l’attention (pour repérer ces moments de transition qu’on écrase sans même les voir),
- des étapes intermédiaires (pas seulement pour valider, mais pour vivre ce qui se passe),
- et un peu de douceur envers soi (parce que ralentir est un acte de courage dans un monde qui pousse à l’urgence).
1.3. Revenir à soi
Cela commence peut-être par une question simple :
Et si je me permettais d’éprouver de la fierté en chemin, et pas seulement à l’arrivée ?
Cela continue par un geste minuscule : écrire et relire ce que l’on a déjà fait, au lieu de se projeter dans ce qu’il reste à accomplir.
Et cela se prolonge dans une posture de vie : ne plus attendre que tout soit fini pour se sentir bien.
1.4. Une philosophie à incarner, pas à prêcher
Ce n’est pas un slogan de développement personnel. C’est un regard à transformer.
Parce que ce que nous apprenons pour nous-mêmes, nous le transmettons.
À nos enfants, nos proches et nos équipes.
Apprécier le chemin, c’est aussi leur montrer que la vie n’est pas qu’un enchaînement d’objectifs, mais un tissage de moments pleins. Que la réussite ne se mesure pas seulement à la hauteur des sommets atteints, mais à la manière dont on a habité chaque pas.
Partie 2. Alors… comment fait-on concrètement ? Travailler sa “bonne vision” du chemin
Apprécier le processus demande d’avoir une vision claire du cap et de ses étapes. Pas seulement un objectif lointain, mais une structuration de l’avancée.
Et pour ça, deux approches font leurs preuves depuis longtemps : les grosses pierres et le cercle d’influence.
2.1. La méthode des “grosses pierres” : remettre les priorités dans le bon ordre
J’ai déjà parlé de cette méthode dans l’article « Pourquoi est-il si difficile de reconnaître ses victoires ?« . Cette métaphore est classique. Un professeur présente à ses élèves un grand bocal vide, des grosses pierres, des petits graviers, du sable et de l’eau.
Si l’on commence par verser le sable, puis les graviers, les grosses pierres ne rentrent plus. Mais si l’on place d’abord les grosses pierres, tout le reste trouve naturellement sa place autour.
Dans notre quotidien, les grosses pierres représentent ce qui a réellement de la valeur : un temps de création, une pause pour respirer, un moment avec ses proches, un projet qui nous anime. Les graviers et le sable, ce sont les mails, les urgences d’autrui, les détails chronophages.
Ce que l’on oublie souvent, c’est que les grosses pierres ne sont pas que des objectifs finaux.
Ce sont aussi les étapes structurantes du chemin. Celles qu’il faut planifier, protéger, savourer.
Prendre le temps de les identifier, c’est déjà une forme d’engagement envers soi.
Et les placer dans l’agenda, c’est leur donner de la légitimité.
On ne savoure pas ce qu’on considère comme accessoire.
Cette méthode est un excellent point de départ pour apprécier le chemin, pas seulement la destination — en donnant du poids à chaque étape plutôt qu’à l’arrivée finale.
🎯 Zoom pratique – Exercice “grosses pierres” pour managers d’équipe
Objectif : aider les managers à identifier ce qui compte vraiment — pour eux et pour leur équipe — afin de structurer le temps autour des vraies priorités. La checklist des “grosses pierres” pour un manager : 1. Quelles sont mes grosses pierres cette semaine ? – Un temps de concentration non-négociable sur un dossier prioritaire ? – Une pause pour prendre de la hauteur ? – Une conversation essentielle avec un collaborateur ? – Un moment à préserver pour moi, hors contexte pro, mais indispensable à mon équilibre ? 2. Quelles sont les grosses pierres de mon équipe ? – Ai-je identifié les projets qui ont un réel impact, plutôt que ceux qui font juste du bruit ? – Ai-je pris le temps de reconnaître les efforts intermédiaires (et pas seulement les livrables) ? – Est-ce que mes collaborateurs ont des temps protégés pour avancer, et pas juste pour répondre aux urgences ? 3. Comment je planifie ces pierres dans l’agenda collectif ? – Ai-je fixé des créneaux pour ces priorités dans le planning hebdo ? – Est-ce que je montre l’exemple en bloquant ces temps dans mon agenda ? – Est-ce que j’en parle en réunion d’équipe pour donner du poids à cette approche ? 4. Qu’est-ce que je peux enlever ou alléger pour les laisser respirer ? – Réunions inutiles ? Suivis sur-détaillés ? – Est-ce que je laisse trop de place au sable, et pas assez aux vraies pierres ? BONUS : Demande à ton équipe “quelles sont vos grosses pierres cette semaine ?” Tu verras émerger une vision beaucoup plus claire — et souvent plus alignée — du travail à accomplir. |
2.2. Le cercle d’influence : reprendre la main sur ce qui dépend vraiment de nous
Popularisée par Stephen Covey, cette approche consiste à distinguer ce qui est dans notre zone d’influence directe, de ce qui ne l’est pas. Revenir à ce qui dépend de nous, c’est une manière simple — mais puissante — d’apprécier le chemin, pas seulement la destination.
Beaucoup d’angoisse vient du fait que nous concentrons notre attention sur des éléments extérieurs : la reconnaissance, les résultats, les aléas.
Mais le chemin, lui, se construit dans le cercle d’influence : ce que je peux faire aujourd’hui, avec mes ressources, mon rythme, ma propre façon d’avancer.
Par exemple :
- Je ne peux pas garantir que ce projet sera un succès… mais je peux décider de le mener avec intégrité et attention.
- Je ne peux pas contrôler le regard des autres… mais je peux choisir de me féliciter pour chaque étape franchie.
Changer de focale, c’est rendre visible ce que je peux savourer. Et ce que je peux nourrir. Pas seulement ce que je peux “atteindre”.
🔍 Zoom pratique – Le cercle d’influence du manager
Objectif : distinguer ce sur quoi un manager peut vraiment agir, pour arrêter de s’épuiser sur des fronts qui ne dépendent pas (ou peu) de lui. | |
Le cercle d’influence du manager… pour lui-même : ✅ Ce qui dépend de moi : – Ma manière de communiquer. – Mon écoute, ma posture de soutien ou de contrôle. – Le cadre que je donne à l’équipe (règles du jeu, priorités, rythme). – Ma capacité à dire “non” ou à ralentir quand c’est nécessaire. – Mes feedbacks (fréquents, honnêtes, bienveillants). – Le climat émotionnel que je co-crée. ❌ Ce qui ne dépend pas de moi : – Les décisions stratégiques venues du dessus. – La météo économique. – Les réactions individuelles de chaque collaborateur. – Les contraintes réglementaires, techniques, ou budgétaires. – Revenir à son cercle d’influence, c’est regagner en impact… sans se disperser. | Le cercle d’influence du manager… en tant que leader d’équipe : ✅ Ce que je peux favoriser : – La clarté sur les objectifs communs. – Un climat de confiance (où l’on peut oser dire, essayer, échouer). – La valorisation du progrès et des efforts (pas seulement des résultats). – L’autonomie dans l’organisation du travail. – Des temps de respiration et de déconnexion respectés. ❌ Ce que je ne peux pas imposer : – L’adhésion totale à toutes les décisions. – La motivation individuelle de chacun, si elle n’est pas nourrie de l’intérieur. – L’absence de conflits ou de tensions. _ L’envie de “savourer le chemin”… si moi-même je ne montre pas l’exemple. – Le rôle du manager n’est pas de tout porter. C’est d’agir là où il a du pouvoir, et d’inspirer là où il n’en a pas |
2.3. Faire du chemin un espace de croissance
Ces outils ne sont pas des recettes magiques. Mais ils ont un effet structurant.
Ils créent :
- Des points d’ancrage.
- Des respirations dans la course.
- Des occasions d’habiter ce que l’on vit.
Ils transforment un parcours flou en séquence d’étapes concrètes qui peuvent facilement devenir des petites victoires. Et c’est dans ces victoires intermédiaires que se construit la confiance. L’estime. La joie.
Ce qui a révolutionné ma gestion du temps a été de mettre noir sur blanc ma semaine type pour éclairer mon véritable “temps disponible” car oui, nous avons tous du temps disponible ou du moins du temps qui pourrait être utile à l’accomplissement de nos projets. Que ça soit des heures dans les transports en commun, des plages de télévision ou d’écrans un peu trop “longues” 😉
Prenez une feuille, un tableur excel ou tout ce que vous voudrez et écrivez ! C’est le seul moyen d’être honnête et de prendre le pouvoir sur votre cerveau qui vous berce d’illusions, d’une douce complaisance ou de scénarios rétrospectifs ou d’anticipation qui vous paralysent.
En conclusion : Apprécier le chemin, ce n’est pas ralentir pour ralentir.
C’est reconnaître que la vie se joue là, dans les détails visibles qu’on choisit d’honorer. Apprécier le chemin, pas seulement la destination, c’est faire le choix conscient de ne plus vivre en accéléré.
Et si l’on veut vraiment transmettre à nos enfants, à nos équipes, à nos proches une autre manière d’être au monde, ce ne sera jamais uniquement par ce que l’on atteint…
Mais par la manière dont on avance.
Si on m’avait dit qu’un jour que comprendrais enfin les philosophes antiques 😂 mais le message des stoïciens me semble aujourd’hui limpide :
“Souviens-toi donc de ceci : si tu crois soumis à ta volonté ce qui est, par nature, esclave d’autrui, si tu crois que dépende de toi ce qui dépend d’un autre, tu tu sentiras entravé, tu gémiras, tu auras l’âme inquiète, tu t’en prendras aux dieux et aux hommes. Mais si tu penses qu seul de toi ce qui dépend de toi […] aucun malheur ne pourra t’atteindre” (Épictète – IIe siècle après JC)
Et vous ? quand est-ce que vous décidez d’apprécier le chemin, pas seulement la destination ?
Retrouvez-moi sur Spotify, Apple Podcast, Amazon Music et Deezer
En savoir plus sur LES BIAIS DANS LE PLAT
Subscribe to get the latest posts sent to your email.
Merci Sophie pour cette lecture qui fait du bien à l’âme et qui résonne profondément. Je me suis reconnue dans ce “et après ?” permanent, cette tendance à courir vers le prochain objectif sans prendre le temps de savourer ce qui est déjà là.
Ta façon d’illustrer cette course invisible, presque insidieuse, à travers le prisme de l’enfance et des responsabilités d’adulte m’a particulièrement touchée.
Merci pour cette déconstruction lumineuse d’une phrase devenue cliché. J’apprécie tout particulièrement la notion d’habiter le chemin ; à force d’automatiser nos process, on s’automatise soi-même, même dans les moments de pause. Ton développement sur les grosses pierres me surprend et je la trouve vraiment puissante : à savoir qu’elles doivent contenir des moments non-productifs, qui nous lient et nous ancrent à l’essentiel. J’emporte cela précieusement avec moi pour cette nouvelle semaine.
Oh que j’ai aimé ton article ! 🙏 Il résonne profondément avec cette pression qu’on se met trop souvent à vouloir “arriver”, réussir, cocher des cases… alors qu’en réalité, c’est bien le chemin, avec tout ce qu’il nous fait vivre, apprendre, ressentir, qui vaut de l’or.
J’ai particulièrement aimé ta métaphore de la randonnée – simple, mais percutante. Et ce rappel doux mais essentiel : prendre le temps d’apprécier chaque pas, même ceux qui nous essoufflent un peu.
Merci pour cette piqûre de rappel bienveillante, que je relirai dès que je sentirai que je cours après une destination au lieu de savourer le trajet 💛
Merci pour ce joli rappel qui fait du bien ! Apprécier chaque étape, pas juste l’arrivée, c’est tout un apprentissage.
J’aime particulièrement l’idée des « grosses pierres », qui remet vraiment les choses à leur juste place. Je vais commencer dès cette semaine 😉