Et si le vrai pouvoir, c’était de savoir quand se battre… et quand s’épargner ?
La question du leadership et des biais de genre est aujourd’hui au cœur des enjeux d’égalité, de performance et de santé psychologique au travail. Il ne s’agit plus seulement d’ouvrir la porte des responsabilités aux femmes. Il s’agit de reconnaître que cette porte est souvent encadrée de stéréotypes, d’attentes implicites, de jugements non exprimés. Ces biais n’agissent pas seulement comme des freins à la progression des carrières féminines. Ils infiltrent les décisions, les interactions, les évaluations de performance, jusqu’à affecter la confiance en soi.
Selon un rapport du World Economic Forum (2023), les femmes occupent moins de 30 % des postes de direction dans le monde. Et ce, malgré des niveaux d’études et de performance qui équivalent ceux des hommes. En cause ? Des stéréotypes persistants sur les qualités attendues d’un « bon leader ». Dans ce contexte, les femmes doivent sans cesse composer. Elles doivent faire entendre leur voix, tout en restant « acceptables » ; diriger, sans paraître autoritaires ; concilier ambition et accessibilité.
Mais faut-il toujours déconstruire ces biais ? Ou faut-il, parfois, les reconnaître simplement comme ce qu’ils sont : des projections qui ne nous appartiennent pas ? Ce que je propose ici, c’est une grille de lecture à double entrée, qui permet de gagner en lucidité, en pouvoir d’action, et en sérénité.
Leadership et biais de genre : une posture lucide entre transformation et protection de soi
Dans un contexte professionnel encore largement traversé par des normes masculines de leadership, les femmes sont souvent confrontées à une double tâche. Il leur faut exercer leur fonction… et justifier leur place. Ce phénomène, que je développe dans Leadership au féminin : entre falaise et plafond de verre, produit une usure invisible mais profonde.
Face à cela, une posture lucide consiste à différencier deux types de situations :
- Celles où il est pertinent d’intervenir pour déconstruire activement les biais de genre. Il peut s’agir de décisions managériales, d’évaluations, de prises de parole. Autant de contextes où les représentations sociales genrées produisent des effets négatifs concrets sur la perception du leadership féminin.
- Celles où il est plus sain de reconnaître le biais sans y répondre. Il est parfois inutile de se retrouver dans une spirale de justification ou d’hyperadaptation. Cette reconnaissance permet de préserver son énergie et sa clarté d’esprit.
👉 Cette grille d’analyse s’appuie sur une logique d’économie mentale et émotionnelle. Il faut transformer ce qu’il est possible de changer. Vous pouvez en revanche vous protéger de ce qui relève d’un système extérieur et biaisé.
Quand déconstruire les biais de genre : un acte stratégique et nécessaire
Le leadership et les biais de genre se heurtent particulièrement dans les contextes de visibilité et de pouvoir. Réunions stratégiques, négociations salariales, nominations : autant de moments où les stéréotypes se réactivent.
Un exemple récurrent : une femme perçue comme trop directive est jugée froide, voire agressive. L’homme dans la même posture est perçu comme charismatique. Ce double standard est bien documenté : une méta-analyse publiée dans Psychological Bulletin (Eagly & Karau, 2002) montre que les femmes qui adoptent un style de leadership dit « agentique » (affirmation de soi, autorité, autonomie) sont pénalisées dans leur évaluation sociale.
Mais les biais de genre ne sont pas que des obstacles : ce sont aussi des révélateurs. Ils rendent visibles les normes implicites que personne ne questionne — jusqu’à ce qu’on le fasse.
Déconstruire les biais dans ces contextes, c’est :
- Donner une légitimité explicite à des formes de leadership plus inclusives. Comme l’empathie stratégique, la coopération décisionnelle, la capacité à reconnaître ses vulnérabilités sans les confondre avec de la faiblesse.
- Créer des précédents. Une femme qui prend la parole pour demander la transparence sur les critères de promotion ne le fait pas seulement pour elle. Elle ouvre une brèche. Cela rejoint l’approche décrite dans Femmes et syndrome de l’imposteur, osez le succès.
- Responsabiliser collectivement. Déconstruire, c’est aussi renvoyer aux structures leur rôle actif dans la reproduction des inégalités. Le leadership, en ce sens, devient un acte politique.
La clé est donc d’intégrer cette lecture du leadership et des biais de genre dans nos pratiques quotidiennes. Ce n’est pas seulement un sujet de discours ; c’est un levier d’action concret, à la fois individuel et collectif.
Quand lâcher prise : préserver son énergie face à l’invisible
Si déconstruire les biais de genre peut être un acte stratégique de transformation, il existe aussi des contextes où cette lutte permanente devient contre-productive, voire nocive. Dans ces cas, le plus grand acte de leadership consiste à ne pas se laisser happer par des normes qui ne nous appartiennent pas. C’est ici qu’intervient la deuxième dimension de cette grille de lecture : savoir quand et pourquoi lâcher prise.
Le leadership et les biais de genre entretiennent une relation complexe
Notamment parce que ces biais ne sont pas toujours exprimés ouvertement. Ils peuvent prendre la forme de micro-jugements, d’attentes implicites ou d’une fatigue constante liée à l’hyper-vigilance. Cette pression diffuse alimente une dynamique d’auto-censure et de sur-adaptation que de nombreuses femmes expriment en coaching ou en supervision.
Prenons un exemple banal : après une réunion tendue, une manager va passer la soirée à se demander si elle a été trop ferme, si elle aurait dû nuancer davantage, si elle n’a pas paru trop rigide. Cette mécanique mentale n’est pas anodine : elle traduit une intériorisation du regard social, souvent fondée sur des normes genrées implicites. Elle est renforcée par le biais d’auto-complaisance inversée, qui pousse à attribuer les échecs à des causes internes et les réussites à des facteurs externes.
Dans ces cas-là, l’enjeu n’est pas de corriger un biais extérieur, mais d’empêcher qu’il ne devienne un filtre déformant intérieur. Ce que j’ai développé dans l’article Femmes et managers : stop au perfectionnisme paralysant s’applique pleinement ici : vouloir être irréprochable est une stratégie de protection qui finit par nous enfermer.
Lâcher prise, dans le contexte du leadership et des biais de genre, peut prendre plusieurs formes :
- Ne pas répondre à certaines remarques, non par passivité, mais par choix stratégique. Tout ne mérite pas une explication.
- Ne pas corriger systématiquement son discours, son ton ou son attitude, pour correspondre à une norme implicite de « leadership acceptable ».
- Se recentrer sur l’impact plutôt que sur l’image. Une décision bien menée, même perçue comme « tranchée », n’a pas besoin d’être justifiée si elle est alignée avec ses valeurs et ses responsabilités.
Ce type de lâcher-prise ne signifie pas ignorer les biais. Il s’agit plutôt de refuser de se définir à travers eux. Comme l’a montré Brené Brown dans ses travaux sur la vulnérabilité et le courage managérial, la solidité intérieure vient de l’alignement, pas de la perfection.
Autrement dit : lâcher prise, c’est retrouver une forme de souveraineté. C’est ne plus passer son temps à chercher la posture parfaite, mais choisir en conscience la réponse — ou le silence — qui nous préserve sans nous trahir.
Partage d’expérience : de l’intime au collectif
Ce que je sais être la vérité !
Dans mes discussions, je commence souvent par cette phrase : « J’ai finalement compris que ce que je ressens n’est pas individuel mais systémique. » C’est une clé de lecture que j’aurais aimé avoir plus tôt dans ma propre trajectoire.
Je me souviens par exemple d’une prise de parole en réunion de direction, il y a quelques années. J’avais préparé mon intervention avec soin, des arguments solides, une vision claire. Et pourtant, après avoir exprimé mon point de vue, j’ai été saisie par un doute immense : est-ce que j’ai été trop tranchante ? Trop passionnée ? Trop sûre de moi ? Ce n’est que plus tard, en revoyant l’enregistrement de la réunion (eh oui, c’était en visio), que j’ai réalisé que ma posture était parfaitement ajustée. Mon seul « excès », c’était de ne pas avoir joué la carte de l’atténuation.
C’est là que j’ai compris quelque chose de fondamental : ce n’était pas moi qui étais « trop », c’était le cadre qui était étroit. Un cadre où l’expression affirmée d’une femme est encore trop souvent lue à travers des filtres biaisés. Ce que j’ai formulé récemment dans un post LinkedIn comme « tu te pollues à vouloir convaincre des idiots par une approche rationnelle » a été un vrai déclic : il faut choisir ses batailles, sinon c’est notre énergie qui y passe.
La vraie vie !
Il y a aussi ces moments où l’on choisit de ne pas relever. Comme cette remarque anodine — « ah tiens, t’as coupé tes cheveux courts, ça fait plus sérieux maintenant ». J’aurais pu répondre. J’ai préféré ignorer. Non pas par faiblesse, mais parce que j’ai senti que ce combat-là n’en valait pas la peine. Mon nouveau mantra : « L’énergie que tu investis à prouver que tu as raison, tu ne la mets pas à créer ce qui compte pour toi ».
Et puis, il y a ces nuits d’insomnie. Cette nuit, en particulier, où j’ai douté de tout. Mon utilité, mes choix, mes valeurs. J’ai ressenti ce que tant de femmes ressentent : l’impression de devoir mériter chaque millimètre de légitimité. Et pourtant, ce doute est aussi ce qui nous relie, ce qui nous pousse à chercher du sens. Ce que j’ai découvert, c’est que ce doute-là, quand on l’accepte, peut devenir un levier de lucidité.
Ces expériences m’ont appris à doser, à arbitrer. À me demander, chaque fois : quel est le coût émotionnel de cette réponse ? Et est-ce que ce coût vaut la peine, ici et maintenant ?
C’est dans cette intelligence contextuelle que se construit, selon moi, une forme de leadership lucide. Un leadership qui n’essaie pas de tout rééduquer autour de lui, mais qui choisit ses batailles — et en sort plus libre.
Et vous ?
- Avez-vous déjà vécu une situation où vous vous êtes demandé si votre réaction était « trop » ?
- Quelles stratégies mettez-vous en place pour choisir entre réaction et lâcher-prise ?
- Quels sont les contextes dans lesquels vous vous sentez légitime pour déconstruire… et ceux dans lesquels vous choisissez de vous protéger ?
Conclusion : un leadership lucide, aligné, durable
Ce que révèle cette réflexion sur le leadership et les biais de genre, c’est qu’il ne suffit plus de dénoncer les mécanismes en place. Il s’agit désormais d’apprendre à y naviguer avec lucidité. Un leadership véritablement inclusif ne se contente pas d’ouvrir la porte à d’autres voix : il redéfinit les critères d’autorité, de légitimité, d’efficacité.
Déconstruire, c’est transformer les règles du jeu quand elles empêchent d’être pleinement soi, d’exercer son pouvoir, de prendre des décisions ancrées. Lâcher prise, c’est refuser de laisser les biais extérieurs gouverner l’intérieur — c’est dire : je vois ce biais, mais je choisis de ne pas m’y soumettre.
C’est dans cette capacité à articuler résistance et souveraineté que se forge une nouvelle manière de diriger, plus libre, plus juste, plus humaine.
Alors non, il ne faut pas toujours déconstruire les biais de genre. Mais il faut toujours être capable de les reconnaître. Et surtout, de ne plus leur laisser le pouvoir de décider à notre place.
En savoir plus sur LES BIAIS DANS LE PLAT
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Merci pour cet article percutant. Tu mets en lumière avec justesse la tension constante entre la nécessité de déconstruire les biais de genre et celle de préserver son énergie en lâchant prise. J’ai particulièrement apprécié la grille de lecture que tu proposes, qui aide à discerner quand il est stratégique d’agir et quand il est plus sain de se protéger. Tes exemples concrets et ton approche nuancée offrent des pistes précieuses pour naviguer dans des environnements professionnels encore empreints de stéréotypes. Merci pour ce partage éclairant qui invite à un leadership plus lucide et aligné.
Merci pour cet article percutant et nécessaire.
En tant que femme et chef d’entreprise, j’ai souvent ressenti cette pression de devoir « prouver » mon leadership… tout en restant douce, souriante, compréhensive.
Ta réflexion sur le lâcher-prise m’a parlé : et si c’était ça, le vrai pouvoir ? Ne plus chercher à coller à une image, mais incarner une présence juste, alignée, libre des attentes.
Merci pour cette mise en lumière précieuse
Merci pour cet article lumineux et pragmatique qui invite à choisir ses batailles, avec toujours une série de références vraiment intéressantes pour aller plus loin. Ce que ma lecture m’inspire en particulier, c’est l’importance plus que jamais de la solidarité dans des situations effectivement systémiques : que celles et ceux qui, à un moment donné, préfèrent lâcher prise face à un comportement biaisé trouvent un soutien dans la pièce, à chaque fois que c’est possible…
Intéressant cette approche que tu nous proposes : de lâcher prise et mettre son énergie là où ça en vaut la peine. Ce qui revient à dire selon moi : soyez qui vous êtes. C’est pour moi le meilleur leadership. Merci pour ce bel éclairage.
Merci pour cet article qui fait réfléchir. ça m’arrive souvent de me demander si je suis « trop » gentille avec mon équipe, pas assez directive, trop ceci, pas assez cela…Mais en fin de compte, je suis « moi ». Est-ce du leadership? Je ne sais pas trop! Mais parfois, tourner le dos au biais sans y répondre fait beaucoup de bien!
Merci Sophie pour cet article percutant, lucide… et ô combien nécessaire. Tu mets des mots d’une précision redoutable sur ce tiraillement que tant de femmes vivent entre puissance, légitimité et lâcher-prise. Ce que tu écris résonne profondément : cette injonction à « tenir », à « prouver », à « incarner le leadership parfait », au prix de notre énergie, de notre spontanéité, parfois même de notre santé…
J’ai lu ton texte comme un miroir. Et il m’a offert, au-delà des constats, une forme d’autorisation intérieure à faire autrement. À me recentrer sur ce qui m’aligne, pas sur ce qui m’impose.
Merci pour ta clarté, ta force, et cette parole libre qui fait du bien.
Un article qui m’interpelle :
j’ai souvent ressenti qu’on attendait de moi que je « prouve ». Or bizarrement, je n’ai personnellement jamais ressenti le besoin de me justifier. Travaillant dans un hôpital psychiatrique, dans un service d’hommes, il y a suffisamment longtemps pour que les préjugés aient été plus que forts, la première chose qu’on m’a demandée, c’est justement de me comporter ni comme un homme ni comme une femme. J’ai appris à être « neutre » (n’en déplaise à un certain Musk, il y a le genre « neutre » et oui !).
Et ça simplifie bien la vie. Même si de toute évidence, à une époque où les femmes (hors secrétaire) en service de psy hommes (il n’y avait pas de mixité chez les patients et je faisais partie des premières parmi les soignants) se comptaient sur les doigts d’une main, j’étais évaluée, jaugée, jugée, le fait de me considérer comme « neutre » m’a permis de ne pas le remarquer.
Et m’a permis d’arriver au plus haut niveau sans stress. (tout en portant minijupe et maquillage).
Je pense que si les femmes ne faisaient pas elles-mêmes de différence dans leur tête, le problème de genre n’existerait pas, ou serait vite résolu.
Quand il arrive encore qu’on me fasse des réflexions lors de mes différentes activités, je prends juste un air étonné qu’on puisse poser une telle question.
Mais c’est mon humble avis.